Comment construire une position d’humour à partir de l’ironie du monde?
Je crois que je n’utiliserais plus le mot ironie maintenant, si je devais parler du sens de l’humour du monde – de son absurdité éruptive, des combinaisons multiples de douleur et de joie,d’opportunisme et de fonctionnalité.Une part du problème avec le terme d’ironie, quand je le réentends aujourd’hui, par contraste avec l’époque où j’ai écrit le manifeste Cyborg, c’est que l’ironie a un peu tendance à travailler à partir de couples d’opposés, où une chose finit toujours par se renverser en son contraire. L’ironie présente une dimension oppositionnelle excessive par rapport à ce grand tissage non isomorphique que le monde accomplit, et qui est le monde .Le monde est continuellement éruptif, d’une façon qui surprend toutes ses créatures, pas simplement nous. Et nous vivons à l’intérieur de tout ça, nous en sommes. Alors, oui l’ironie est certainement des tropes que les êtres humains et la linguistique ont isolés et étudiés, mais il me semble que la question de l’humour est plutôt du côté du rire de Méduse : pas exactement de l’humour, mais une sorte de toute – puissance énergétique, le ‘ici’ d’un rire énergétique qui est une façon d’engager et d’attacher, de nous faire sentir que nous sommes toujours déjà dedans et attachés, pas au dehors.Et être,ce n’est pas un type d’ordre d’un accord ou d’une paix finale – l’être, c’est bien plutôt une sorte d’éruption; le rire de méduse est probablement la meilleure métaphore que je pourrais proposer pour remplacer la notion d’ironie si je devais réécrire aujourd’hui certains de ces mêmes passages. Si seulement tout cela peut faire sens !
Pourriez vous en dire d’avantage sur la figure de Méduse?
Je suis désormais engagée,comme vous le savez, auprès des créatures des profondeurs, des êtres tentaculaires. Tout mon travail est fait en présence de créatures à excroissances serpentines, avec des doigts, des vrilles. Méduse est la figure à la chevelure serpentine, que les dieux de l’Olympe tentent de domestiquer. Ils s’efforcent de dompter Méduse. Ils domptent sa lignée. Dans le mythe, elle sera décapitée et sa tête attachée au bouclier d’Athéna – déesse de la sagesse dans les lignées de l’ordre patriarcal des dieux de l’Olympe. Mais Méduse a un éventail de possibilités bien plus serpentines, plus intéressantes et plus puissantes, à la fois pour le passé et pour le présent. Méduse est une Gorgone. C’est une des trois entités que l’on devrait probablement qualifier de ‘féminine’, bien qu’il ne soit pas du tout évident que le genre comme opérateur conceptuel soit ici d’une quelconque utilité. Le genre est un concept si moderne, il fait partie du discours de la modernité. Néanmoins, faute de mieux, nous pouvons appeler les Gorgones des ‘soeurs’. Méduse a la propriété d’être la seule mortelle parmi ces entités terrifiantes, elle est la soeur Gorgone mortelle.
Il y a beaucoup d’histoires à son sujet et nombre d’entre elles s’insinuent au plus profond de la Méditerranée. Ces histoires remontent aux marchands de l’âge de bronze méditerranéen, elles vont également voyager le long des voies commerciales. La figure serpentine peut être rattachée au naga, ( en sanskrit le serpent est un être mythique de l’hindouisme, du jaïnisme et du bouddhisme. mi- homme mi -serpent, il est souvent représenté avec plusieurs têtes.),qui réemerge dans la danse et le ballet contemporain. C’est une figure qui pousse ses filaments tentaculaires à travers la planète, presque comme les hyphes des champignons. Les serpents de la chevelure de Méduse renvoient, selon la modalité patriarcale de l’Olympe (que j’associerai , dans le cadre de notre conversation , à la modernité), à cette propriété serpentine de pétrifier ceux qui l’a regardent directement dans les yeux : ils sont incapables de lui faire face et de composer avec elle.Mais une chose avec laquelle ils ou nous pourrions composer, c’est son implacable mortalité, son refus d’histoires et des pouvoirs de l’immortalité. C’est une entité de la terre, qui n’est sous le contrôle de personne. Elle est la figure qui garde le portail depuis l’extérieur, là où une autre déité féminine pourrait garder l’intérieur – d’un foyer, d’un temple ou d’un espace. Méduse est comme la seiche, le calamar, la pieuvre, créatures issues d’un moment grec d’avant Hésiode. Ces créatures font gicler (squirt) une encre, une nuit noire, elles se cachent elles-mêmes dans l’obscurité et tissent avec leurs tentacules une sorte de toile, dans laquelle tous peuvent être pris. Ce sont des prédatrices – les araignées de la mer; Méduse n’est pas une figure de la paix domestiquée, mais une figure de mortalité, de pouvoir et de possibilité. Et elle rit à la face des dieux de l’Olympe ! Le sourire et le rire de méduse sont le pouvoir des terriens . Et dans ce sens, j’y pense comme une figure féministe – non pas à cause d’une définition particulière du genre, mais à cause du refus des histoires et des projets d’immortalité, des premiers mots et des premières armes de guerre.Méduse est la figure qui échappe à ces histoires, elle n’est pas de cette histoire .Ainsi ,le rire de Méduse et des êtres tentaculaires, les araignées de la terre et les araignées des mers, des êtres aux multiples tentacules, comme figures à la fois antiques et absolument contemporaines , m’intéressent au plus haut point…….
Extrait – Le rire de méduse avec Donna Harraway par Florence Caeymaex, Vinciane Despret,et Julien Pieron dans – Habiter le trouble avec Donna Harraway – Editions Dehors Avril 2019